Mon temps libre est rempli d’une part de rencontres d’hommes et de femmes (à commencer par Annie et mes enfants et puis tant d’amis …je n’en dirai jamais rien ; laissez moi cet univers personnel sauf bien sûr si ces rencontres présentent un intérêt public) et d’autre part de lectures multiples sans lesquels je ne peux survivre : certes des articles et des essais de sciences sociales, d’économie, de philosophie et d’histoire mais il y a aussi cette présence indéracinable des romans et de la poésie. Oh je ne ferai surtout pas de fiches de lecture. Je ne supporte plus les fiches de lecture ! Pourquoi ? Parce que mes étudiants font des fiches de lecture que je lis depuis des décennies et je n’en peux plus ! Non pas qu’elle ne soit pas de bonnes fiches de lecture. J’ai la chance inouie depuis vingt ans d’enseigner aux meilleurs et ils vous font des synthèses éblouissantes. Mais parfois quand j’ai lu un bouquin et que je lis ensuite la fiche de l’étudiant il m’arrive à la fois de trouver la fiche juste et d’avoir le sentiment qu’il manque quelque chose. En fait ce qui manque c’est l’expérience personnelle que j’ai eue dans cette lecture. Car la lecture est une expérience vitale, qui vous prend aux tripes et vous emporte (enfin, pas toujours car çà dépend du bouquin). En tout cas au lieu d’une fiche je mettrai dans cette rubrique ce que j’ai ressenti dans une lecture.
Par exemple ce WE de Toussaint (outre l’intégrale de Terminator que ma famille m’a plus ou moins imposé sur canal…et je ne le regrette pas !) je me suis payé le dernier Philip Roth. A nouveau un régal. Les articles des critiques vous diront certainement comment est bien croquée la société américaine à travers un petit campus de l’Ohio en pleine guerre de Corée en 1951…Certes c’est vrai mais moi j’ai aimé quelque chose qui m’a fait pensé à la société d’avant 1968 dans laquelle j’ai vécu mon adolescence. La scène où le narrateur et le doyen de l’Université s’affrontent dans une joute verbale splendide (où le pacifiste, socialiste, logicien et athée Bertrand Russell joue un rôle) m’a proprement transporté dans mon INDIGNATION (c’est le titre du roman) de mon adolescence contre les curés qui dirigeaient la boîte où mes parents m’avaient mis. Quant à la « révolte des petites culottes » (je suis sûr que vous allez vous précipiter pour savoir ce que c’est !) elle révèle la masse de frustration que la société puritaine accumule amenant les individus à passer en quelques instants de comportements normés et lissés à une explosion d’agissements débridés. Là aussi cela m’a rappelé avant 68 à Grenoble mais au moins le puritanisme avait fait sur nous moins de dégâts. Quand en 1967 on a pris d’assaut les résidences universitaires des filles (la mixité était interdite ! eh oui les jeunes …c’était la préhsitoire mais méfiez vous elle repointe le nez) et que pour çà on devait faire sauter un rang de CRS… D’abord c’était avec le plus grand respect pour les filles en question et aussi avec leur complicité puisqu’elles avaient ouvert les lances à incendie pour arroser les flics pendant que nous les garçons on les bombardait (les flics pas les filles !) avec des petites « bombes de moutarde » qui ne faisait aucun mal mais qui les faisait vite déguerpir. Il n’y a rien de tout çà dans Roth mais mon WE a été jubilatoire parce qu’en lisant ce roman passionnant toute cette expérience vécue m’est revenue en pleine conscience. Bref allez lire le dernier Roth et si rien ne vient c’est que vous n’avez pas eu d’INDIGNATION a votre adolescence!
Philip ROTH Indignation Gallimard 2010